L’assassinat, en décembre 1998, de deux écrivains iraniens à Téhéran accrédite l’idée que des hommes de plume figurent bel et bien sur une « liste noire ». Les tueurs, qui appartiennent au ministère des renseignements, auraient agi de leur propre initiative. Mais nul ne croit à cette version officielle
LA « liste noire », tout le monde en parle à Téhéran. Nombreux sont ceux, hommes de plume au sens large, mais aussi hommes politiques plus ou moins classés réformateurs ou modernistes, en tout cas champions des libertés à des degrés divers, qui affirment y figurer. Cette liste qui leur donne froid dans le dos a été découverte auprès du groupe de tueurs qui ont assassiné, en novembre 1998, Dariush Forouhar, chef du Parti de la nation iranienne, et son épouse Parvaneh ; puis, en décembre, deux écrivains, Mohamad Pouyandeh et Mohamad Mokhtari, étaient retrouvés morts après avoir été portés disparus pendant plusieurs jours.
« Bien sûr que je me sens menacé. Je suis sur la fameuse liste. Je prends des précautions, ne sors jamais seul, ne rentre jamais tard le soir, même accompagné. Nous sommes nombreux à vivre ainsi. » Romancier, auteur de nombreux essais sur la censure, avocat de la liberté d’expression, Amir Hassan Cheheltan avoue avoir du mal à comprendre pourquoi l’Association des écrivains iraniens, dont il est lui-même membre depuis 1977, est dans le colimateur des ultraconservateurs en Iran. Ce qui est sûr, c’est que la funeste « liste » existe. Elle identifie nominalement des dizaines de personnes qui auraient dû être les prochaines victimes. Plus aléatoire est le fait que certains – hormis les autorités concernées – l’aient vue.
Dans un élan de courage politique dont chacun, à Téhéran, reconnaît le caractère inédit et salutaire, le président réformateur, Mohamad Khatami, a forcé le ministère des renseignements à admettre publiquement que certains de ses agents sont responsables des meurtres – ce dont tout le monde était du reste convaincu. Cela a entraîné une levée de boucliers telle contre le ministre des renseignements, le conservateur Ghorbanali Dorri-Najafabadi, qu’il a été forcé de démissionner. La version officielle des faits est que lesdits agents ont agi pour leur propre compte, et non à l’instigation d’une quelconque autorité. Nul n’y croit, mais les autorités affirment continuer l’enquête, et les journaux proches des amis du président Khatami ne cessent de réclamer toute la vérité sur cette affaire.
Les suites policières, judiciaires et politiques diront peut-être pourquoi l’Association des écrivains est tenue en suspicion par certains en République islamique, comme elle le fut déjà sous l’ère du chah, Mohamad Reza Pahlavi. Mais Amir Hassan Cheheltane demeure perplexe. « Je suis surpris. Je ne pense pas que le pouvoir des écrivains en Iran soit si grand », dit-il, avant de tenter une explication : « Peut-être que certains se souviennent encore aujourd’hui des soirées culturelles organisées, au début de novembre 1977, par l’Association des écrivains, au Centre culturel allemand de Téhéran, soirées qui, aux yeux de certains, ont impulsé la révolution... Peut-être aussi que, en l’absence de partis politiques, de journaux libres, la société iranienne attend beaucoup des hommes de lettres, dont certains pensent en retour que les activités culturelles, artistiques, les romans, la fiction, la poésie, peuvent constituer un vecteur politique... Peut-être les écrivains indépendants sont-ils jugés dangereux par des gouvernements qui, dans un pays comme l’Iran, attendent qu’ils soient les instruments de leur propagande... »
INUTILE de chercher une explication du côté du lectorat. « Les Iraniens, affirme M. Cheheltane, ne sont malheureusement pas de grands lecteurs. Ils ne l’étaient pas davantage du temps du chah. La littérature sérieuse a un auditoire très limité. Dans le meilleur des cas, nous tirons à dix mille exemplaires, dans un pays de plus de soixante millions d’habitants. La règle est plutôt un tirage de trois mille » – deux mille, si l’on en croit Marjan Djelali, propriétaire d’une maison d’édition. « Mais, se ravise-t-il, dès lors que les Iraniens savent qu’Untel n’est pas un poète officiel, qu’ils ne vous voient pas sur les plateaux de télévision, dans les séminaires organisés par le gouvernement, ou que vous n’êtes pas cité par les journaux officiels, ils se disent : c’est un bon... Nous avons peut-être un pouvoir dans la représentation que les gens se font de nous. » Il s’interrompt, puis reprend : « Peut-être avons-nous un grand pouvoir... Je ne sais pas. » Quant à savoir pourquoi le choix des tueurs s’est porté sur Pouyandeh et Mokhtari... « Il n’y a aucune logique à tout cela, dit M. Cheheltane. Ils [les tueurs] choisissent au hasard. Ils se disent : voilà une famille [les écrivains] qui doit être punie. Ce sera Untel. Pourquoi ? Nul ne le sait. Peut-être certains d’entre nous sont-ils tout simplement plus faciles à atteindre que d’autres. » A tort ou à raison, les gouvernements iraniens ont toujours beaucoup prêté à l’Association des écrivains, au point de refuser systématiquement de la légaliser. Ladite association a été créée en 1968 pour contrecarrer un projet du chah d’en instituer une « aux ordres », dit M. Cheheltane. Dans son livre Les Révolutions iraniennes (éditions L’Harmattan), Rouzbeh Sabouri donne une explication plus exhaustive de la genèse de l’esprit d’indépendance des intellectuels. Les lettrés, écrit-il, avaient une situation fort particulière. « D’une part, la majorité d’entre eux contribuaient plus ou moins à la gestion du pays (...) et, d’autre part, ils étaient privés de la possibilité de participer à la direction des affaires publiques. Le régime avait besoin d’eux, et ces intellectuels en avaient clairement conscience, mais il ne leur déléguait aucun de ses pouvoirs. D’où une frustration profonde. » Et aussi « un sentiment latent d’inachevé », la prospérité économique ne s’accompagnant pas de plus de justice et de libertés.
Seulement tolérée pendant deux petites années sous le régime du chah, l’Association fut ensuite interdite. Près de deux ans avant la révolution islamique, à la suite de revers économiques et d’un certain flottement du régime impérial, qui, sous la pression internationale, hésitait entre répression et relative libéralisation, certains écrivains adressèrent une lettre au premier ministre d’alors, Amir Abbas Hoveida, pour réclamer la levée de la censure et la liberté d’expression. Ils reprirent ensuite progressivement de l’assurance, jusqu’à ces fameuses soirées poétiques de l’Institut Goethe de Téhéran, animées en particulier par le poète Ahmad Shamlu. Qu’il y en ait eu dix-huit comme le disent certains, neuf ou dix comme l’affirment d’autres, ces soirées eurent un succès tel que le régime finit par les interdire.
L’association des écrivains survécut deux ans à la révolution islamique. En 1981, son siège fut occupé par le Hezbollah, sa documentation saisie et ses activités interdites. En 1989, les écrivains décidèrent d’un commun accord d’adresser une lettre au gouvernement pour réclamer leur droit à s’organiser en association. Le hasard voulut qu’elle coïncidât avec la promulgation par l’imam Khomeiny de la fatwa condamnant à mort l’écrivain britannique Salman Rushdie pour blasphème dans son livre Les Versets sataniques. La lettre ne fut jamais adressée aux autorités, les signataires ne voulant pas être confondus dans un même bannissement. Soucieux de ne manquer aucune occasion de faire avancer leur cause, ils se retrouvèrent en 1983, pour organiser une aide collective aux victimes d’un tremblement de terre qui avait frappé l’Iran. Puis à nouveau quelques années plus tard, sous le prétexte de préparer une documentation sur l’histoire de leur association, toujours virtuelle. Lorsque, en mars 1994, l’un des leurs, Saïd Sirjani, fut arrêté pour « trafic de devises, pédophilie, relations avec les milieux contre-révolutionnaires et usage de drogues et de boissons alcooliques » (sic), 68 écrivains adressèrent une lettre au chef du pouvoir judiciaire pour lui demander de traiter cette affaire conformément à la Constitution et aux lois. Quelques mois plus tard, le 15 octobre, 134 écrivains, dont la plupart sont les grands noms du monde des lettres de l’Iran contemporain, publiaient un texte, connu sous l’appellation de « Manifeste des 134 », dans lequel ils réclamaient leurs droits en des termes extrêmement modérés. Amir Hassan Cheheltan et feu Mohamad Pouyandeh figuraient parmi les signataires.
« Notre présence collective (...) implique notre indépendance individuelle. Car, dans la genèse de son œuvre, dans l’analyse et la critique de celle des autres, dans l’expression de ses croyances et de ses convictions, l’écrivain doit être libre », plaidaient-ils, tentant de convaincre qu’indépendance n’est pas synonyme d’hostilité ou d’adversité. « Fouiller dans la vie privée de l’écrivain sous prétexte de critique littéraire est une atteinte à une enceinte inviolable. Condamner un écrivain par des allégations morales ou politiques est contraire à la démocratie et à la dignité du métier d’écrivain », écrivaient-ils encore.
Ce manifeste fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Trop c’est trop, dit le ministère des renseignements. Vous devez cesser vos activités, ne plus vous rencontrer, voire ne plus entrer en contact les uns avec les autres. Les écrivains obtempérèrent. Ils ne voulaient pas la guerre, seulement le respect de la loi.
Ils se remirent à espérer après l’élection du réformateur Mohamad Khatami à la présidence de la République islamique, le 23 mai 1997. D’entrée de jeu, M. Khatami s’est fait le héraut d’un Etat de droit, du respect des libertés, du droit à la différence dans les limites de la Constitution et des lois. Une porte s’ouvrait. Les écrivains s’y engouffrèrent. « Nous avons décidé, dit M. Cheheltan, de tenir une assemblée générale pour lancer l’Association. » C’était à l’été 1998.« Nous nous sommes retrouvés à vingt ou vingt-cinq, et nous avions l’appui d’une cinquantaine d’autres. Nous avions rassemblé quelque quatrevingts signatures favorables à la convocation d’une assemblée générale. Un comité fut chargé d’élaborer un projet de charte qui, une fois approuvé, devait être remis aux autorités pour obtenir l’autorisation d’exister. »
C ’EST alors que les problèmes ont commencé. Des membres du comité de préparation s’étant vu signifier que tout devait s’arrêter sur-le-champ, ils adressèrent une lettre au président Khatami pour le tenir au courant de leurs déboires. Elle resta sans réponse. Après les meurtres rapprochés des Forouhar, de Mokhtari et de Pouyandeh, l’émotion était immense à Téhéran. Les écrivains envoyèrent à nouveau une lettre au président de la République. Une délégation les représentant fut reçue par un collaborateur de ce dernier. Le ministre de la culture et de l’orientation islamique, Ataollah Mohadjarani, les reçut lui aussi. Ici et là, dit M. Cheheltane, ils bénéficièrent d’une oreille très attentive. « Les autorités nous ont dit d’être extrêmement prudents (...), dans la mesure où les circonstances de la disparition de nos collègues ne sont toujours pas élucidées. La presse a réagi de manière extrêmement positive. Les journaux conservateurs ont arrêté le lynchage dont nous étions la cible. Tout cela est une agréable surprise. » Et d’espérer l’autorisation prochaine de leur association par le président Khatami. « C’est triste à dire, mais la mort de nos deux collègues et amis va peut-être nous faciliter les choses. L’Iran doit affronter aujourd’hui des tas de problèmes. Le nôtre en est un, peut-être pas le plus important. Nous sommes donc partagés entre la peur et l’espoir. »
Mouna Naïm
Michel Galvin
@leMond